La remarque de Platon dans Phèdre, selon laquelle l’écriture provient de la peinture et que si on les questionne toutes deux, elles répondent dans un silence accablant, nous renvoie à l’ambiguïté de tout langage et de toute signification, quel que soit le médium utilisé. Borges ne nous dit-il pas dans « Autre poème des dons », dans une de ces célébrations successives, « pour la musique, mystérieuse forme du temps »?

La matière sur laquelle repose chacun des arts est multiple et, presque toujours, indéterminée. Les peintures rupestres où les corps n’ont pour ainsi dire presque jamais été absents, que ce soit celles trouvées dans la grotte Chauvet ou les moins anciennes d’Altamira, de Loltun (Yucatan), de Bhimbetka (Inde), nous parlent de la nécessité d’une représentation qui se trouve être bien antérieure à la pensée philosophique et qui, peut-être, serait en correspondance avec l’animal que nous sommes par essence. Concernant les formes musicales et les mythes et légendes de périodes comparables, nous pouvons seulement avoir recours à l’imagination et aux analogies.

Peut-être toutes ces expressions artistiques sont situées dans ce que les Grecs appellent abyssos et qui n’est pas autre chose que le sans fond de notre condition. C’est dans cette zone sans fin et sans fond que Sylvie Lobato a été puisé la nourriture pour peindre des corps qu’elle traduit au moyen de diverses techniques nous faisant entrevoir l’horreur des abimes. Paradoxalement, l’horreur est aussi une source excellente de sagesse. Connaissance par les gouffres a intitulé Michaux un de ses très beaux livres, reliant précisément peinture et écriture.

Devant les toiles de Sylvie Lobato, nous nous confrontons immédiatement aux énigmes ataviques, ancestrales qui, très certainement, ont accompagné notre espèce depuis que nous sommes sur terre et qui disparaitront difficilement avec les voyages dans l’espace où l’homme technique joue à vaincre l’infini et le néant. Les crucifixions, les regards, les dévorations d’oiseaux « envol en noir », les Minotaures qui peuvent arriver à soutenir avec une tendresse insolite Ariadna ou Teseo, lesdifférentes séries de Passage, Aquarythmes, Lévitation, Gardiens de Outre-Chairs, les Étreintes sont différents chemins pour accéder au corps, notre unique être, lancé à l’abandon, dans des circonstances qu’aucune religion ne peut combler.

Le célèbre dictum de Saint Augustin, selon lequel nous naissons entre excréments et urines, Inter faeces et urinam nascimur, ratifie par voie religieuse le long débat philosophique qui s’est produit durant les cinq siècles qui ont précédé ce père de l’Église, entre plusieurs courants ayant coexisté vers la fin du monde hellénique. Stoïciens, épicuriens, gnostiques débattaient avec les différentes tendances néoplatoniciennes sur ce qu’était l’être humain, dans son corps comme dans son esprit.

Platon avait été le premier à affirmer que l’idée du corps est supérieure au corps même, au point que plus de deux millénaires après, Nietzsche se permettait de souligner avec sarcasme que le christianisme était un platonisme pour le peuple. Sylvie Lobato, à son tour, intervient dans ce dialogue controversé à travers ses images. Et aussi par ses mots : « Peindre le corps me donne le sentiment de plonger dans un monde charnel où tous les sens prennent vie ».

Ainsi l’exprime-t-elle dans son intense livre Prélude de la mue (Jacques Flament éditions, 2015) sous-titré Cartographie du vif, comme si l’auteure avait voulu que soit explicite son appartenance à une tradition dont certains points culminants sont le boeuf écorché de Rembrandt (incluant la variation de Soutine), les dessins d’anatomie ou le portrait du Pape innocent X de Bacon à partir de Velázquez, sans oublier la présence de l’exceptionnel Saturne de Goya. La mue est quelque chose de plus charnel que la représentation symbolique d’un rituel de passage. Elle désigne en même temps la transformation comme la permanence, l’autre comme le même, le corps comme l’esprit.

Mais sur ce point il est nécessaire de préciser que l’atmosphère générée par Sylvie Lobato nous dit à chaque instant que l’esprit de l’homme se trouve centré dans son corps.

Peut-être ne serait-ce pas inutile de rappeler la boutade de Magritte nous apprenant à percevoir que « ceci n’est pas une pipe », parce que le représenté est au-delà de toute représentation, et ainsi de suggérer que les corps féroces, exultants de Sylvie Lobato ne sont pas véritablement des corps, sinon quelque chose qui devrait être situé sur le terrain de l’évanescence, de la même façon qu’Edward Munch peint un cri qui n’est pas un cri, mais tout le silence qui s’abat sur l’homme pour lui rappeler son insignifiance.

Paris, 7 juin 2016. Traduit par Caroline de Saint Pierre