Dénouer le regard par Ali Lham

Pourquoi le corps comme motif, comme mobile, comme élément moteur, dynamique de la peinture ?

Pourquoi revenir au corps, encore une fois ?

Parce qu'on ne peut en sortir. Parce que c'est la matière première où s'éprouve la perception.

En réalité, la peinture de Sylvie Lobato ne cherche pas à revenir au corps. Elle part de lui, comme d'un donné déterminant dont on ne peut faire abstraction. Elle part de ce point vivant, ouvert, génésique : lieu de l'incarnation. Elle expérimente l'impossibilité de quitter ce point où se déploie « la chair du monde » (Merleau-Ponty).

Même quand aucun corps ou visage humain ne figure sur la toile, la surface est comme hantée par cette apparition.

Certes, la peinture ne parle jamais que du peintre : de sa main, de son corps, de son esprit, de sa vision, de sa manière d'être-au-monde. C'est l'auto-portrait du monde, tel qu'il s'enfante dans une vision.

Mais parler de « vision du peintre » est encore réducteur. Comme si le peintre voyait à l'avance, avant même de bouger le moindre petit doigt. Comme si sa vision n'était pas une quête, une quête de vision. En effet, il ne part pas d'elle, mais, au mieux, y arrive. On pourrait même dire qu'au départ il n'y voit rien. Il cherche à voir, et c'est pour ça qu'il y a peinture. Quand il commence à voir, la peinture est sur le point de s'arrêter. Le tableau est alors mûr pour vivre aux yeux du regardeur.

L'acte de peindre répond à un désir de voir. Pas forcément quelque chose. Juste goûter, toucher, entendre, sentir ce qu'est voir, hors l'ap-préhension, hors l'attente habituelle, hors la tension vers l'objet.

La peinture de Sylvie Lobato met à nu le regard, l'amène, pourrait-on dire, à revoir sa scopie.

Si elle laisse parfois affleurer des corps nus, traces d'une étreinte passionnée avec le monde, ce n'est que pour mieux dénuder l'oeil. Sa quête de vision est une quête d'origine de la vision, là où voir et habiter ne sont qu'un seul et même geste, là où le corps fait corps avec le monde, un monde qui tantôt l'émerveille tantôt le blesse.

La soif de l'artiste, à la mesure de la vision qu'elle éprouve et partage, est avant tout soif d' « habiter poétiquement le monde » (Hölderlin), c'est-à-dire de le ré-générer. Dès lors qu'une main se lève pour peindre, caresser, toucher, frotter deux bouts de silex ou jeter un os vers le ciel, la perception change : un nouvel espace croît, de nouveaux mondes jaillissent.

La peinture est trace vive de ce mouvement, de ce geste, de ce désir d'expansion. Trace non pas de quelque chose d'absent, mais de la présence même qui se donne dans l'acte de peindre et qui fait de la peinture une mémoire vive du présent.

Il n'y a rien de plus efficace que le corps pour nous ramener à la présence. Il suffit de tomber malade pour s'en rendre compte. Il suffit de tomber pour que le souvenir immanent du corps revienne immédiatement à la charge.

Peindre, habiter, demeurer : c'est, « en repos dans une chambre » (Blaise pascal), laisser le regard (main (affect, intellect, sens...) et outils) accoucher d'une vision. C'est repartir à zéro, réapprendre à voir, réapprendre à toucher et à être touché, réinitialiser la sensation.

La peinture opère par ajouts, accumulations de couches, mais elle n'est vivante que pour autant qu'elle dé-peint, dévoile, met à nu, donne à voir la fragilité de l'apparaitre, « sa presque disparition vibratoire » (Mallarmé).

Face émergée de la nuit, le visible s'épuise à la surface sous forme de corps nus. Livrés à une sorte de lutte amoureuse, ces derniers se découvrent, découvrent, entre immensité et fragilité, le mystère qui éclaire leurs gestes. Les contours s'estompent, les lignes et les frontières se déplacent, se chevauchent sous la vibration électrique du trait. Les corps perdent pied et visage. La toile, à même les figures qu'elle génère, s'allège, devient territoire vivant, dérive extatique de la matière. Parfois, délestée de son châssis, la toile devient même voile, peau, gaze, souffle, respiration, espace.

Dans la peinture de Sylvie Lobato, l'image fonctionne moins comme métaphore ou rappel à une présence (manquante) que processus d'approfondissement. La représentation, rompant avec la reproduction - remémoration (anamnesis) et imitation (mimesis) -, devient avènement, naissance, création, expérience de l'immémoriale présence.

La « foi perceptive » (Merleau-Ponty), nouée au système des objets (Baudrillard), dont la fonction première est la capture et le détournement de l'attention - à des fins utiles -, est une machine à territorialiser l'inconnu. Elle a de ce dernier une vision horizontale, spatiale, toujours déplacée.

Si l'art pointe vers l'inconnu, c'est avant tout l'inconnu qui, enveloppé ici, frappe aux fenêtres et aux portes de la perception.

La peinture de Sylvie Lobato ne cherche pas tant à appréhender le mystère qu'à habiter le lieu de l'incarnation qui y donne accès.

Ali Lham

Sylvie Lobato ou l'abîme des corps de Miguel Espejo

La remarque de Platon dans Phèdre, selon laquelle l’écriture provient de la peinture et que si on les questionne toutes deux, elles répondent dans un silence accablant, nous renvoie à l’ambiguïté de tout langage et de toute signification, quel que soit le médium utilisé. Borges ne nous dit-il pas dans « Autre poème des dons », dans une de ces célébrations successives, « pour la musique, mystérieuse forme du temps »?

La matière sur laquelle repose chacun des arts est multiple et, presque toujours, indéterminée. Les peintures rupestres où les corps n’ont pour ainsi dire presque jamais été absents, que ce soit celles trouvées dans la grotte Chauvet ou les moins anciennes d’Altamira, de Loltun (Yucatan), de Bhimbetka (Inde), nous parlent de la nécessité d’une représentation qui se trouve être bien antérieure à la pensée philosophique et qui, peut-être, serait en correspondance avec l’animal que nous sommes par essence. Concernant les formes musicales et les mythes et légendes de périodes comparables, nous pouvons seulement avoir recours à l’imagination et aux analogies.

Peut-être toutes ces expressions artistiques sont situées dans ce que les Grecs appellent abyssos et qui n’est pas autre chose que le sans fond de notre condition. C’est dans cette zone sans fin et sans fond que Sylvie Lobato a été puisé la nourriture pour peindre des corps qu’elle traduit au moyen de diverses techniques nous faisant entrevoir l’horreur des abimes. Paradoxalement, l’horreur est aussi une source excellente de sagesse. Connaissance par les gouffres a intitulé Michaux un de ses très beaux livres, reliant précisément peinture et écriture.

Devant les toiles de Sylvie Lobato, nous nous confrontons immédiatement aux énigmes ataviques, ancestrales qui, très certainement, ont accompagné notre espèce depuis que nous sommes sur terre et qui disparaitront difficilement avec les voyages dans l’espace où l’homme technique joue à vaincre l’infini et le néant. Les crucifixions, les regards, les dévorations d’oiseaux « envol en noir », les Minotaures qui peuvent arriver à soutenir avec une tendresse insolite Ariadna ou Teseo, lesdifférentes séries de Passage, Aquarythmes, Lévitation, Gardiens de Outre-Chairs, les Étreintes sont différents chemins pour accéder au corps, notre unique être, lancé à l’abandon, dans des circonstances qu’aucune religion ne peut combler.

Le célèbre dictum de Saint Augustin, selon lequel nous naissons entre excréments et urines, Inter faeces et urinam nascimur, ratifie par voie religieuse le long débat philosophique qui s’est produit durant les cinq siècles qui ont précédé ce père de l’Église, entre plusieurs courants ayant coexisté vers la fin du monde hellénique. Stoïciens, épicuriens, gnostiques débattaient avec les différentes tendances néoplatoniciennes sur ce qu’était l’être humain, dans son corps comme dans son esprit.

Platon avait été le premier à affirmer que l’idée du corps est supérieure au corps même, au point que plus de deux millénaires après, Nietzsche se permettait de souligner avec sarcasme que le christianisme était un platonisme pour le peuple. Sylvie Lobato, à son tour, intervient dans ce dialogue controversé à travers ses images. Et aussi par ses mots : « Peindre le corps me donne le sentiment de plonger dans un monde charnel où tous les sens prennent vie ».

Ainsi l’exprime-t-elle dans son intense livre Prélude de la mue (Jacques Flament éditions, 2015) sous-titré Cartographie du vif, comme si l’auteure avait voulu que soit explicite son appartenance à une tradition dont certains points culminants sont le boeuf écorché de Rembrandt (incluant la variation de Soutine), les dessins d’anatomie ou le portrait du Pape innocent X de Bacon à partir de Velázquez, sans oublier la présence de l’exceptionnel Saturne de Goya. La mue est quelque chose de plus charnel que la représentation symbolique d’un rituel de passage. Elle désigne en même temps la transformation comme la permanence, l’autre comme le même, le corps comme l’esprit.

Mais sur ce point il est nécessaire de préciser que l’atmosphère générée par Sylvie Lobato nous dit à chaque instant que l’esprit de l’homme se trouve centré dans son corps.

Peut-être ne serait-ce pas inutile de rappeler la boutade de Magritte nous apprenant à percevoir que « ceci n’est pas une pipe », parce que le représenté est au-delà de toute représentation, et ainsi de suggérer que les corps féroces, exultants de Sylvie Lobato ne sont pas véritablement des corps, sinon quelque chose qui devrait être situé sur le terrain de l’évanescence, de la même façon qu’Edward Munch peint un cri qui n’est pas un cri, mais tout le silence qui s’abat sur l’homme pour lui rappeler son insignifiance.

Paris, 7 juin 2016. Traduit par Caroline de Saint Pierre

Miguel Espejo